[Article 1] [Article 2] [Article 3] [Article 4] [Article 5] [Article 6] [Article 7] [Article 8] [Article 9] [Article 10] [Article 11] [Article 12] [Article 13] [Article 14] [Article 15]

Malaise et scandale dans l’Église orthodoxe russe.

par Olivier Clément (article paru dans Le Monde le 10 juin 1998)

Au moment de la perestroïka, l'Église orthodoxe russe, émergeant de la persécution, apparaissait comme une grande force d'inspiration éthique et culturelle. Des adultes se faisaient baptiser par dizaines de milliers, le baptême exprimant souvent - il faut le dire - davantage un sentiment d'appartenance nationale qu'une véritable foi. Des confréries de laïcs s'organisaient aussi bien pour remédier aux misères de la société que pour restaurer les nombreuses églises que l'État restituait, le plus souvent en piètre état.

Un puissant mouvement de renaissance spirituelle portait le nombre des monastères d'une dizaine à plus de quatre cent cinquante. Les œuvres des grands penseurs chrétiens du début du siècle et de leurs continuateurs dans la diaspora étaient massivement éditées. Le nouveau patriarche Alexis Il affirmait l'indépendance de l'Église et condamnait vigoureusement l'antisémitisme, cet archaïsme qui pèse encore sur l'Église russe. Du reste des initiatives privées, bénies par le patriarche, multipliaient, surtout à Moscou, de remarquables instituts de théologie, dont l'Institut biblique Saint-André, qui travaille en collaboration avec des protestants et des juifs.

Dans les armées suivantes, cependant, devant l'agressivité de certaines associations catholiques et surtout des sectes américaines, devant la fascination exercée sur les masses par les sous-produits de la culture occidentale (" l'Occident pourri " des fantasmes slavophiles), une réaction identitaire surgissait et l'Église russe, face à la modernité, se divisait tragiquement. Les conservateurs souhaitaient immobiliser les pratiques liturgiques et l'usage du slavon, langue du culte dont il faut chercher l'origine dans l'œuvre des apôtres byzantins des Slaves au IXe siècle. Langue très belle, matricielle par rapport au russe classique et donc aimée par certains hommes de culture.

Les simples fidèles avaient, au temps de la persécution, " sur-sacralisé " dans ses moindres détails la liturgie de l'Église. Des réformateurs intelligents et modérés, par contre, souhaitaient russifier discrètement le slavon, lire en russe à l'église la Bible et l'Évangile, associer le peuple à une célébration quelque peu " décléricalisée ". Les conservateurs estimaient que les Pères de l'Église avaient tout dit, qu'il suffisait donc de répéter; les réformateurs s'intéressaient aussi aux écrits tumultueux et prophétiques des grands philosophes religieux du début du siècle, Nicolas Berdiaev, entre autres. Les conservateurs étaient partisans d'une orthodoxie close, méfiante; les réformateurs souhaitaient l'insérer dans le christianisme universel, en entrant loyalement en dialogue avec les autres confessions.

Un grand témoin, le Père Alexandre Men, dépassait ces clivages. Encore sous le régime totalitaire il avait réalisé une œuvre immense pour répondre d'une manière créatrice aux défis de la modernité. C'était un juif converti. En 1990, il fut assassiné - on n'a jamais pu savoir par qui - à coups de hache, il est vrai: l'arme des pogroms.

Longtemps le patriarcat a semblé désireux de garder l'équilibre entre conservateurs et réformateurs. Depuis deux ans maintenant, son attitude a changé. Il s'acharne contre ces derniers. Le Père Georges Kotchetkov avait créé au cœur de Moscou une paroisse exemplaire, rayonnante, qui regroupait plus de deux mille fidèles, et tout un système de catéchuménat pour adultes souvent baptisés à la hâte et sans aucune préparation. Tout était orienté vers une foi libre, consciente, personnelle et communautaire. Après bien des brimades, l'été dernier, il a été victime d'un coup monté dans le plus pur style soviétique. On lui adjoignit un prêtre complice, sans doute un psychopathe, qui, le jour dit, témoins apostés, camera braquée, se mit à hurler qu'on le frappait, qu'on l'assassinait. Aussitôt le Père Georges fut interdit de célébration et douze de ses collaborateurs excommuniés.

Le Père Zênon, un moine de la région de Pskov, le plus grand iconographe de Russie (il avait décoré de fresques superbes le monastère Saint Daniel, à Moscou, siège actuel du patriarcat), découvrit, en voyageant en Europe Occidentale, qu'il existait une profonde vie chrétienne dans le monde catholique. Recevant dans son ermitage un groupe d'amis Italiens, il leur permit de célébrer la messe dans une église qu'on aménageait et accepta de communier de la main de l'un d'eux il fut dénoncé; il fut lui aussi interdit et excommunié.

Un jeune philosophe devenu moine pour témoigner au sein de l'inte1ligentzia, le Père Ignace Krekchine, a créé près de Kolomna une petite communauté monastique ou la liturgie, qui prend toute sa signification, et l'accueil de trois prêtres moines, qui savent écouter et guider, attirent des foules où se mêlent paysans et citadins, gens du pays et intellectuels moscovites. Cet homme de paix et de lumière est à son tour persécuté. On lui a enlevé toute fonction dans le patriarcat, concernant notamment l'édition; on menace de lui retirer son monastère. Que lui reproche-t-on? D'avoir protesté contre la guerre en Tchétchénie, d'accueIllir des hôtes étrangers, de collaborer à Radjo-Sofia qui, chaque après-midi, accorde une heure d'antenne aux catholiques.

A la répression s'ajoute, non moins grave, l'exigence du mensonge. Au Père Georges Kotchetkov et à ses collaborateurs comme au Père Zénon, on déclare qu'ils seront pardonnés s'ils présentent un " repentir absolu ": que les premiers donc avouent qu'ils ont battu le prêtre qu'on leur avait imposé - ce qui n'est pas vrai -, et le second que l'eucharistie catholique n'a ni sens ni contenu, ce qu'il refuse de dire en conscience. On le voit: dans cette Église, il n'y a ni sens du dialogue, ni respect de l'autre, ni possibilité d'appel contre un jugement injuste, appel cependant prévu par le droit canon.

Enfin, pour aller au plus scandaleux, le 5 mai dernier, le jeune évêque d'Ekatérinenbourg, Nikon, a fait confisquer chez les étudiants en théologie et brûler publiquement les livres d'Alexandre Men, de Jean Meyendorff et d'Alexandre Schmemann. Le prêtre Oleg Vokhmianine, qui s'opposait à cette condamnation, a été déposé. Alexandre Men avait été l'inspirateur d'un courant, toujours bien vivant, d'ouverture œcuménique et d'intelligence chrétienne. Jean Meyendorff et Alexandre Schmemann, tous deux formés à Paris puis professeurs au séminaire Saint-Vladimir à New York, furent deux théologiens mondialement appréciés - notamment en RussIe et par le patriarche lui-même, de son propre aveu. Il est vrai que les réformateurs les citaient souvent et que le Père Schmemann avait mis en cause, au nom de la véritable tradition, certaines déformations devenues courantes dans l'Église russe. C'est pourquoi ses livres avaient été déjà brûlés, mais discrètement, dans quelques monastères particulièrement intégristes (la plupart des monastères le sont).

L'affaire d'Ekatérinenbourg prend une tout autre ampleur. Le patriarcat a d'abord tenté de démentir, mais les témoignages affluent et le fils d'Alexandre Schmemann, Serge, journaliste connu et influent, prix Pulitzer, longtemps correspondant du New York 7imes à Moscou, ne permettra pas qu'on étouffe ce scandale.

Pourquoi le patriarche a-t-il changé d'attitude? Les milieux d'extrême droite, nationalistes, antisémites, néo-communistes (lesquels sont surtout, dans la Russie d'aujourd'hui, nationalistes et antisémites !) développent une vision quasi autiste de l'histoire russe: complot judéo-maçonnique, alliance du catholicisme et de l'islam pour détruire l'orthodoxie, démonisation des réformateurs, dénoncés comme des espions au service de l'Occident... Certains souhaitent faire de l'orthodoxie l'idéologie qui pourrait remplacer le marxisme. Ils tentent donc de faire glisser vers eux le patriarche et les évêques. ils ont l'appui de l'ex KGB, qui est loin d'avoir été démantelé et réduit à l'impuissance.

L'évêque Nikon est le disciple du Métropolite Méthode de Voronège, dont les liens seraient bien connus avec le KGB, affirme le Moscow Times du 3 juin Le KGB détiendrait-il quelques pauvres secrets de l'époque communiste compromettants pour le patriarche? Toute réponse ici serait de l'ordre des rumeurs qui sévissent aujourd'hui encore en Russie. Ou bien beaucoup d'évêques - sauf une dizaine sur cent vingt ou cent trente - sont-ils simplement des nantis qui écrasent tout ce qui bouge et met en cause leur tranquillité?

L'Église russe a perdu - j'ai récemment encore pu m'en rendre compte par moi-même - tout rayonnement dans la société, à laquelle elle devient de plus en plus étrangère et qui ne lui manifeste plus qu'indifférence, voire hostilité. 55 % seulement des Russes sont baptisés et la pratique est inférieure à 2 %. La Russie est plus sécularisée que la France. A Moscou, pour Pâques, sur une population de 12 ou 13 millions d'habitants, on a compté seulement 48000 communions.

Pourtant, le feu couve sous la cendre. Beaucoup de jeunes, beaucoup d'intellectuels, tout en s'écartant 'de l’institution ecclésiastique, ou écartés par elle, sont attirés par le patrimoine de sagesse et de beauté de l'orthodoxie. Certaines paroisses, avec beaucoup de prudence et de discrétion, échappent à la sur-sacralisation magique. Certains responsables du patriarcat commencent à comprendre que le conservatisme, fût-il paradoxal et cultivé, risque de devenir suicidaire. Un écrivain discuté mais intéressant, le diacre André Kouraïev, à qui il arrive d'être écouté par le patriarche, a fait cette année à l'université de Moscou un cours d'initiation à l'orthodoxie qui a attiré plus de 400 étudiants.

Qui sème le vent récolte la tempête. Le scandale d'Ekatérinenbourg rappellera peut-être aux évêques de cette Église que la Russie est un pays de mission.

Olivier Clément est professeur à l'Institut orthodoxe Saint-Serge (Paris).


[Début de cet article]              [terug naar Tijdschrift]