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-POLITIQUE ET RELIGION EN RUSSIE AUJOURD'HUI - par SERGE MODEL ( * )

La disparition de l'Union soviétique a été, sans conteste, l'un des événements majeurs de la vie internationale en cette fin du XXe siècle. L'effondrement de cet Empire qui, pendant une bonne partie de ce siècle, aura dominé près de la moitié de notre planète, ainsi que la disparition de l'idéologie dont il s'affirmait porteur, ont ainsi clôturé une époque essentielle de l'histoire contemporaine, et ouvert une nouvelle période, dont la signification nous échappe encore largement. En Russie notamment les transformations se révèlent considérables, comme en témoigne le retour de problématiques que l'on croyait éteintes, non seulement nationales et territoriales, mais aussi culturelles ou religieuses.

Tous les observateurs de la Russie actuelle reconnaissent en effet que la religion y apparaît omniprésente: partout dans le pays, on rebâtit, on restaure, on remet en service des lieux de culte ; les églises ne désemplissent pas, et l'on constate un nombre impressionnant de retours à la foi et de baptêmes, dont ceux de responsables politiques de premier plan ; les personnalités en vue se montrent ostensiblement en compagnie du clergé; les médias, enfin, accordent aux questions religieuses une attention soutenue, tandis que les évêques et les prêtres occupent une place importante dans les débats de société.

Il faut dire que la Russie, qui souffre aujourd'hui non seulement d'une grave crise économique et sociale, mais encore d'un profond vide identitaire, qui concerne tant son espace géographique que son système politique, cherche des repères pour se redéfinir, retrouver une signification à son histoire et un modèle à son avenir. Dans ce contexte, la religion chrétienne orthodoxe(1) .est perçue à la fois comme une source de valeurs morales, un élément de cohésion nationale, un facteur de spécificité culturelle, et même un instrument de recomposition géopolitique. Comme l'écrit, à juste titre, Hélène Carrère d'Encausse, "l'Église de Russie, l' Église orthodoxe reste celle qui, par tradition, est la famille spirituelle de la majorité de la population russe. Elle a toujours été le ciment national de ce pays [auquel elle] a servi de lien et de critère communautaires." (2)

.Et en effet au-delà de l'ensemble territorial constitué par la Russie des tsars, puis par l'État soviétique, au-delà des changements politiques de l'histoire récente, au-delà même des interrogations sur l'avenir de cet espace, l'Orthodoxie reste un élément incontournable d'interprétation et de compréhension de la Russie contemporaine. Elle offre ainsi une "grille de lecture" qui, parmi d'autres mais plus que d'autres peut-être, peut contribuer à en éclairer l'évolution. Pour appréhender correctement celle-ci, il convient cependant de remonter plusieurs années en arrière, durant ce qu'on appelle désormais "l'époque soviétique".

À L'ÉPOQUE SOVIÉTIQUE

De fait, alors que dans la Russie des tsars le christianisme orthodoxe avait été la religion officielle de l 'Empire, dès le début de l'époque soviétique, il fut mis au ban de la société, et véritablement combattu par le pouvoir. Fondé sur des principes comprenant un athéisme militant et agressif, le gouvernement bolchevik ne pouvait en effet se satisfaire d'une simple séparation de l'Église et de l 'État, mais affirmait sa volonté de supprimer tôt ou tard toute trace de religion dans le pays.

Le nouveau pouvoir une fois installé, une réelle politique antireligieuse fut donc mise en place, dans le but avoué d'éliminer toutes les croyances de la population : sous des prétextes divers, les églises furent fermées, les biens religieux confisqués, les monuments détruits, les reliques profanées. Quant aux membres du clergé ou aux laïcs croyants, c'est en masse qu'ils furent emprisonnés, déportés ou exécutés, au cours de persécutions systématiques (3) .D'une manière générale, et même lors de périodes d’" accalmies ", l'État intervenait constamment dans les questions religieuses, limitant au maximum les droits des croyants, leur interdisant toute forme d'activité caritative ou sociale, d'instruction ou de publications religieuses ; les institutions religieuses n'eurent qu 'une personnalité juridique limitée, ne pouvant posséder aucun bien, ni recevoir de contributions financières; seul l'exercice du culte (la "satisfaction des besoins religieux", selon la terminologie officielle) était, en principe, autorisé ; encore ne pouvait-il se dérouler que dans des lieux formellement déclarés, et sous la direction de personnes officiellement désignées à cet effet (4).

.A côté de ces mesures de coercition administrative, les autorités soviétiques imposèrent également à la hiérarchie ecclésiastique des conditions drastiques de fonctionnement, la forçant pratiquement à collaborer à l'étouffement de la religion. Tenus de montrer leur " loyalisme " vis-à-vis du pouvoir, les responsables religieux se virent obligés non seulement de nier les persécutions dont étaient victimes les croyants, mais encore de vanter les mérites du régime, dont dépendait l'existence même de l'Église en URSS.

Comme "incompatible avec la société socialiste" et "destinée à disparaître", l'Église était tenue de faire preuve de loyauté envers l 'État et même d'apporter son soutien au régime (5). .En contrepartie, l 'État soviétique, officiellement antireligieux, acceptait de tolérer en son sein une Église qui, par le nombre de ses fidèles, la place qu'elle occupait dans l'histoire et la culture du pays et la reconnaissance dont elle bénéficiait de la part des instances religieuses et culturelles mondiales, faisait encore largement figure d' "Église d 'État".

Cette attitude allait cependant se modifier profondément à partir de la "perestroïka" gorbatchévienne.

PERESTROÏKA ET TRANSITION

Le changement d’attitude des autorités à l’égard de la religion commença en réalité en 1987, soit deux ans après l’arrivée au pouvoir de Gorbatchev et le lancement du programme de réformes ou ‘’perestroïka ‘’. Il semble avoir été dicté par des motivations à la fois internes et internationales du pouvoir soviétique.

Du point de vue interne, tout d'abord, il n'était plus possible d'ignorer l'évolution d'une partie de la société qui, abandonnant l'idéologie matérialiste, se tournait de plus en plus vers l'héritage culturel et les valeurs spirituelles. L'échec patent - à la fois moral et socioéconomique - du matérialisme avait en effet intensifié le besoin de rechercher un idéal différent, dont l'Église semblait notamment porteuse. Alors que, durant des décennies, celle-ci avait été tenue à l'écart de la société, et les membres du clergé traités en véritables parias, les Russes se mirent à avoir une opinion favorable de tout ce qui touchait la religion (6).

.De plus, sur ces ressorts propres à l'évolution interne de la société soviétique, venaient se greffer d'importantes considérations de politique internationale : soucieux de transformer l'image de son pays à l'étranger, Mikhaïl Gorbatchev multipliait les gestes d'ouverture, voulant montrer par là, à l’Occident notamment, que la nature même du régime avait changé.

Dès lors, et en témoignage de leur volonté de libéralisation et de coopération, les autorités soviétiques posèrent nombre de gestes envers l'Église, dont le plus spectaculaire fut incontestablement la commémoration officielle des mille ans du "baptême de la Russie", en 1988.

Après certaines hésitations, en effet, le pouvoir avait décidé non seulement de permettre à l'Église russe de célébrer son "millénaire" avec solennité, mais encore de s'y associer publiquement. Or, le caractère officiel donné aux cérémonies, plus solennelles les unes que les autres, et le fait que les média en aient rendu compte eurent, aux yeux de la société, la valeur d'une réhabilitation de l'Église ; la population sentit que l'État ne faisait désormais plus obstacle à la pratique religieuse.
Et c'est bien ce qu'il advint : progressivement, les églises et les monastères furent rendus aux croyants, la presse accorda aux problèmes de "spiritualité" une place croissante, on montra à la télévision des images d'églises ou de cérémonies religieuses, des ecclésiastiques furent invités à s'exprimer en public ; en un mot, de nombreux secteurs de la vie sociale furent ouverts à l'Église qui vit même les cours de religion autorisés dans les établissements d'enseignement, et les jours des principales fêtes religieuses déclarés fériés.

Cette nouvelle attitude de l'État reçut évidemment une réponse positive de l'Église, qui se prononça en faveur de la "perestroïka" et s'engagea résolument dans le processus de réformes. Le décès, en 1990, du patriarche Pimène (Izvetkov), à la personnalité conformiste, et son remplacement par Mgr Alexis (Ridiger) accélérèrent le mouvement. Le nouveau patriarche, en effet, s'il avait participé à la direction de l'Église durant la période soviétique, ne tarda pas à faire preuve d'énergie en faveur du renouveau : condamnant l'intervention militaire à Vilnius, en janvier 1991, il s'est également élevé contre les putschistes lors du coup d'État manqué des 19-21 août de la même année (7) , .qui amena la fin de l'Union soviétique, et son remplacement par le nouvel État russe.

DANS LE NOUVEL ÉTAT RUSSE

La disparition de l'Union soviétique ne fut pas une grande perte pour l'Église ; aussi ne trouva-t-on guère de croyants pour regretter la fin de l'État oppresseur.
Bénéficiant de l'absence de toute autre autorité morale d'envergure, l'Église orthodoxe se trouve en effet, dans le nouvel État russe, dans une situation favorable, qu'elle n'avait d'ailleurs guère connue au cours de son histoire récente : alors que, durant longtemps, elle avait été liée à l'État, elle jouit désormais d'une liberté comparable à celle des autres Églises dans les États démocratiques.

De plus, elle est soutenue par Boris Eltsine qui a découvert, comme d'autres responsables politiques ou sociaux, qu'il n'y avait guère d'institution, de lieu de référence, de centre de ralliement qui puisse rassembler la majorité de la population russe comme l'Église orthodoxe. C'est pourquoi, dès son accession au pouvoir, le président Eltsine multiplia les gestes de bienveillance envers l'Église, assistant aux grandes cérémonies religieuses, où il pouvait partager la ferveur d'une partie croissante de la population (8). .C'est pourquoi également, lors de ses deux investitures à la présidence de Russie (en 1991 et en 1996), le patriarche Alexis a non seulement été présent, mais il a solennellement béni celui qui venait d'être élu au suffrage universel.

D'une manière générale, on retrouve d'ailleurs le patriarche Alexis, ou d'autres responsables religieux, à divers moments importants de la vie du nouvel État russe. Cérémonies officielles, réceptions au Kremlin, visites de chefs d'États étrangers, il n'est plus d'événements en Russie auxquels l'Église ne soit pas associée. Le plus marquant d'entre eux, cependant, fut sans nul doute la tentative de médiation du patriarche au cours des événements de Moscou de septembre-octobre 1993, c'est-à-dire de la rébellion des parlementaires hostiles à Boris Eltsine. (9) .Bien que cette médiation n'ait pas abouti sur le fond, le fait que les parlementaires rebelles aussi bien que la présidence aient accepté cette initiative montre bien son caractère "consensuel".

Dans l'ensemble, donc, l'Église orthodoxe apparaît comme l'une des institutions publiques les plus crédibles de la Russie contemporaine. Elle est ainsi devenue la source d'inspiration de toute sorte de formations, d'associations socio-professionnelles, de mouvements ou de partis politiques, qui se donnent pour objectif de "rénover" la société russe en lui redonnant un fondement religieux.

Il faut dire que, quelles que soient ses différences par ailleurs, la majeure partie des élites russes partage aujourd'hui la conviction que l'Orthodoxie est l'un des éléments de base de toute réflexion sur l'avenir de la Russie (ce qui, faut-il le préciser, n'est pas sans importance pour le reste du monde). Elle est même perçue par certains comme la "seule gardienne de la tradition d'État, de l'identité nationale, de la culture et de l'héritage spirituel du pays" (10), .ce qui ne manque pas de soulever certaines questions, notamment sur les dérives possibles de telles conceptions.

TENTATIONS ET DÉRIVES

On ne peut manquer, en effet, de s'interroger sur certaines positions de l'Église dans l'espace politique et social de la Russie postcommuniste. Si celle-ci a exprimé le désir de rompre avec les compromis du passé, et d'arriver, en principe, à une séparation d'avec l'État, une partie de ses membres semble rechercher l'appui du pouvoir ou, du moins, l'expression de sa bienveillance.
C'est ainsi que certains affirment leur volonté de redonner à l'Église un statut d' " Église d'État ", non sans références à la " symphonie " byzantine ou aux théories de "Moscou, troisième Rome" (11). .D'aucuns rêvent d'une association de l'Église avec le pouvoir et l'armée, voire d'une restauration monarchique. Pour d'autres, enfin, une alliance avec le communisme est préférable, dans le cadre d'un "national-communisme" virulent.

En effet, alors que la majorité des prêtres et des fidèles de l'Église russe aujourd'hui apparaît conservatrice sans être agressive, une partie du clergé ou des croyants développe des tendances réactionnaires, caractérisées par la nostalgie du passé, l'hostilité à tout ce qui est étranger, l'antiœcuménisme, l'opposition à toute réforme. Certes, ces intégristes ne sont pas excessivement nombreux, mais ils disposent de moyens considérables : des paroisses et des monastères, des écoles de théologie, une station de radio, et des maisons d'édition qui inondent le public de pamphlets, d'anathèmes et d'appels divers. Bien que le patriarche et la haute hiérarchie tentent de se tenir à l'écart de ces courants, l'intransigeance des fondamentalistes et la menace constante de schisme à l'intérieur même de l'Église amènent les autorités ecclésiastiques à prendre des décisions extrêmes, comme par exemple à sanctionner des membres du clergé jugés trop "progressistes" (12).

.Ces tentations, fort présentes aujourd'hui, de faire coïncider l'Église orthodoxe russe avec un État néo-slavophile, ou du moins passablement nationaliste, n'ont cependant pas entièrement abouti jusqu'à présent. On conçoit mal, d'ailleurs, comment le retour pur et simple à un passé largement idéalisé pourrait convenir à une société en pleine mutation.
On le voit, la question de l'adaptation de l'Église orthodoxe à la société russe actuelle et donc, celle de sa relation avec l'État, demeure largement ouverte. Pour certains, il s'agit même de l'un défis majeurs de la Russie de demain.

Un autre problème important qui se pose à l'Église russe est celui de ses rapports avec les "autres", qu'il s'agisse des nouveaux États issus de l'URSS (le fameux "étranger proche"), ou des cultes "neufs" sur le territoire même de la Russie. En un mot, il s'agit du rapport de cette Église avec les "nations".

L'ÉGLISE ET LES NATIONS

L'éclatement de l'Empire soviétique et sa transformation en vague "Communauté des États indépendants" ont, sans conteste, affecté la situation de l'Église russe, dont le territoire ecclésiastique s'est trouvé partagé entre plusieurs républiques, désormais indépendantes.
Parmi celles-ci, c'est l'indépendance de l'Ukraine qui a posé le problème le plus compliqué à l'Église russe dans son ensemble. Dans ce pays, en effet, le mouvement indépendantiste qui allait conduire à la sécession avait, très tôt, revêtu un net caractère religieux, avec la sortie de clandestinité des "Gréco-catholiques" ("uniates") ukrainiens, mais aussi avec la réapparition d'une "Orthodoxie ukrainienne" indépendante. C'est ainsi qu'à côté de l'Église orthodoxe traditionnelle restée fidèle au patriarcat de Moscou (dans le cadre, il est vrai, d'une autonomie accrue) sont apparus deux courants indépendantistes, donnant naissance à deux "Églises" orthodoxes: " l'Église orthodoxe autocéphale ukrainienne " et "l’Église autocéphale ukrainienne-patriarcat de Kiev " (13). .Soutenue par différents milieux, et notamment par les groupes les plus nationalistes, cette affirmation de l'identité ukrainienne semblait donc devoir passer par l'expression religieuse, que ce soit celle de l' "uniatisme" catholique ou de l' "indépendantisme" orthodoxe. Elle rejetait en tout cas violemment tout ce qui, de près ou de loin, paraissait lui rappeler le "pouvoir" de Moscou.

Quelles que soient les motivations des uns ou des autres, l'apparition de toutes ces "Églises" sur le territoire ukrainien a entraîné une situation conflictuelle, au sujet de la possession des biens religieux notamment. Réclamés par les uns, revendiqués par les autres et occupés par les troisièmes, églises, monastères, bâtiments administratifs ont ainsi vu se dérouler de nombreux conflits, parfois violents, pratiquement à la limite de la "guerre de religion". Avec les "uniates" particulièrement, la résurgence des oppositions historiques et les conflits au sujet des lieux de culte ont envenimé les relations œcuméniques. Des accords ont bien été conclus "au sommet" (entre Rome et Moscou), mais ne furent guère respectés à la base. L"'uniatisme" reste ainsi l'une des pierres d'achoppement les plus sérieuses entre catholiques et orthodoxes et ce, pas seulement dans les anciens territoires russes. L'arrivée en Russie de "missions" catholiques ou protestantes (sans compter celles de diverses sectes), soutenues par des moyens considérables et tentant de "convertir" les populations locales souvent démunies n'a fait que renforcer ces tensions.

Il faut, de plus, rappeler qu'au temps de l'URSS, l'œcuménisme était pratiquement une affaire d'État, qu'il était l'apanage d'une haute hiérarchie soutenue par le pouvoir mais souvent coupée du bas clergé et du peuple. Lié aux pressions des autorités soviétiques, l'esprit "œcuménique" a ainsi assez mauvaise presse en Russie aujourd'hui et s'est même trouvé, depuis la fin de l'URSS, en nette régression.

D' autres conséquences sont apparues pour l'Église orthodoxe, à la suite de l'implosion de l'Union soviétique : désormais, elle souhaite en effet non seulement retrouver son rôle traditionnel de "guide spirituel" de la nation russe, mais encore son influence ancienne sur les autres Églises orthodoxes du monde.
C'est ainsi, par exemple, qu'elle s'est rapprochée de l'Église orthodoxe serbe, lors du récent conflit en ex-Yougoslavie. On a beaucoup glosé sur la "solidarité slave-orthodoxe" qui rassemblait les deux pays (la Russie et la Serbie). Celle-ci, qui n'était d'ailleurs pas aussi forte qu'on a pu le dire, apparaît cependant naturelle pour qui connaît un peu l'histoire de l'Europe orientale et des Balkans (14). .Et elle répondait, par ailleurs, aux solidarités non moins affichées de l'Allemagne envers la Slovénie et la Croatie et des États-Unis d'Amérique vis-à-vis des Musulmans bosniaques.

Dans l'ensemble, ces situations montrent que les enjeux géopolitiques liés à la perte de l'Empire soviétique notamment, se doublaient d'enjeux religieux, pas toujours apparents mais réellement bien présents. Le fait que dans les États nouvellement proclamés se créent immédiatement des Églises indépendantes, que les milieux nationalistes s'occupent de questions religieuses, ou que des stratégies politiques s'immiscent dans les relations ecclésiales ne peut en effet être négligé.

AUJOURD'HUI ... ET DEMAIN

Comme toutes les institutions religieuses du monde (plus même, peut-être, que celles-ci), l'Église orthodoxe de Russie se trouve aujourd'hui à la croisée des chemins. Face aux défis du siècle prochain, elle aura en effet à déterminer son attitude, dans un contexte idéologique et politique pour le moins changeant.

On peut ainsi constater que la combinaison du nationalisme et de la tradition religieuse semble revenir actuellement en force en Russie. La tentation est grande, en effet, après la chute du communisme et en réaction à l'apparition des aspects les plus violents d'un capitalisme sauvage (violence, drogue, mafias ... ), de se tourner vers cette voie. Dans leur quête d'identité, certains veulent dès lors faire de l'Orthodoxie l'élément spécifique qui distinguerait la Russie du reste du monde. Fondés sur une méconnaissance, paradoxale mais profonde, des valeurs chrétiennes fondamentales, et nourris d'un "manichéisme" soviétique de bas étage (nous sommes les "bons", les autres les "mauvais"), ces courants paraissent importants aujourd'hui dans le pays, et rencontrent l'adhésion de larges couches de la population.

D'autres, au contraire, s'inscrivant plutôt dans la lignée des "occidentalistes" du siècle dernier, s'opposent fondamentalement aux nationalistes, et estiment que la Russie (comme son Église) devrait largement s'ouvrir sur l'Occident, dont il y a "beaucoup à apprendre".

Il y a, enfin, une troisième voie qui consisterait en quelque sorte en un "moyen terme" entre les deux autres courants. Cette vision, défendue d'une certaine manière par Soljénitsyne (15), .serait celle d'une Russie à la fois moderne et traditionnelle, démocratique mais non occidentale, contemporaine mais fidèle à sa culture. Elle s'inscrit d'ailleurs dans la ligne de certaines sociétés qui, de par le monde, réclament aujourd'hui un autre mode de fonctionnement que celui basé sur la stricte imitation de l'Occident.

On le voit, la place de la Russie (et de son Église) dans le monde de demain reste à inventer. Les problèmes de l'élaboration d'une laïcité authentique, tout comme d'une véritable démocratie politique paraissent fondamentaux aujourd'hui dans ce pays. La création d'un État de droit incontestable et d'une société civile autonome semblent être les grands défis qu'il devra affronter à l'aube du siècle prochain. Dans ce contexte, son institution religieuse principale - l'Église orthodoxe russe -, a également un rôle à jouer. Elle peut "apaiser le trouble de cette fin de siècle" constate un journaliste (16). .Elle peut même "aider à réinventer la Russie" poursuit-il. "Pour le meilleur, si elle se contente d'exercer une influence spirituelle. Pour le pire si elle cède aux tentations nationalistes". Or, souligne H. Tincq, "elle n'a pas encore choisi son destin" (17).

1 Les autres confessions religieuses étant extrêmement minoritaires en Russie aujourd'hui, il ne sera pratiquement question ici que de sa religion principale, à savoir l'Église chrétienne orthodoxe [retour]

2 H. Carrère d'Encausse, Victorieuse Russie, Paris, Fayard, 1992, p. 378. [retour]

3 De très nombreux ouvrages ont été écrits sur la situation religieuse en Russie durant l'époque soviétique. Parmi les plus significatifs, citons : N. Struve, Les Chrétiens en URSS, Paris, Seuil, 1964, ou D. Pospielovski, The Russian Church under the Soviet Regime, 2 vol., New-York, SVSPress, 1980. [retour]

4 A. Nivière (dir.), Les Orthodoxes russes, Maredsous, Brepols (CIB), 1993, p.170 [retour]

5 J. Meyendorff, L'Eglise orthodoxe, hier et aujourd'hui, Paris, Seuil, rééd. 1995, p.130 [retour]

6 A. Nivière, op. Cit., p. 163. [retour]

7 N. Struve, "Le renouveau de l'Église orthodoxe de Russie", in M. Ferro (dir.), L'État de toutes les Russies, Paris, La Découverte, 1993, p. 137-138 ; G. Nivat, " De la nouvelle Russie ", Le Débat, n° 76, Paris, septembre-octobre 1993, p. 82 [retour]

8K. Rousselet, " Les ambiguïtés du renouveau religieux en Russie", in G. Kepel (dir.), Les politiques de Dieu, Paris, Seuil, 1993, p. 122.
Cfr.
aussi K.Rousselet (dir.), "L'Eglise orthodoxe russe et la politique", Problèmes politiques et sociaux, n°687, Paris,La documentation française,1992.   [retour]

9 Cfr. I. Loujkov et alii, Moscou, octobre 93, Paris, Economica, 1995 et "Russie: l'Église orthodoxe dans la crise d'octobre 1993, Libre sens, n°35, Paris, mai 1994. [retour]

10 D.T. Batakovic, " Vers le Commonwealth orthodoxe ? Crise d'identité et renouveau spirituel ", in " Le monde orthodoxe, pouvoir et nation ", Géopolitique, n°47, automne 1994, p. 68. [retour]

11C'est dans ce contexte que la libérale loi de la Fédération russe "sur la liberté de conscience" de 1990 a, à plusieurs reprises, failli être amendée dans un sens nettement restrictif, favorisant les cultes ‘’traditionnels’’ du pays (au premier plan desquels, évidemment, l'Église orthodoxe). La plus récente de ces tentatives date d'ailleurs des dernières semaines. [retour]

12 Il en fut ainsi du moine Zénon, peintre d'icônes bien connu, et du père Georges Kotchetkov, prêtre orthodoxe moscovite, qui ont tous deux été suspendus de leurs fonctions. [retour]

13 M. Zinovieff, L’Europe orthodoxe, Paris, Publisud, 1994, p. 61 et sv. [retour]

14 K., Christich, "Le cas yougoslave", in "Religions et conflits", Défense nationale, Paris, juin 1995, p. 27.
Cfr
. aussi D.T. Batacovic, Yougoslavie. Nations, religions, idéologies, Lausanne, L'Age d'Homme, 1994. [retour]

15 Cfr. par exemple A. Soljénitsyne, Comment réaménager notre Russie ?, Paris, Fayard, 1990, ou Le problème russe à la fin du XXe siècle, Paris, Fayard, 1994. [retour]

16 B. Féron, La Russie. Espoirs et dangers, Paris, Marabout/Le Monde-éditions, 1995, p.176 [retour]

17 H. Tincq, " Le renouveau des Églises ", Le Monde, 30 juillet 1992.

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