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Il y a peu de temps, le bulletin dinformation orthodoxe S.O.P. (n° 219, daté de juin 1997) nous apprenait que, lors dune assemblée épiscopale extraordinaire, tenue à Tbilissi, lÉglise orthodoxe de Géorgie avait décidé de se retirer de la Conférence des Églises européennes (KEK) et du Conseil cuménique des Églises (COE). Cette décision a été adoptée à la suite des pressions exercées par quatre communautés monastiques, par des membres du clergé et par des laïcs. Ceux-ci menaçaient de créer un schisme dans lÉglise de Géorgie, si lépiscopat nacceptait pas de quitter le Conseil cuménique.
Cet événement - résumé ici de façon sommaire - et bien dautres informations récentes venues du monde orthodoxe nous confrontent à des développements inattendus dune crise qui nous paraît dautant plus inquiétante quil nous est difficile de la replacer dans un cadre général et den saisir la véritable signification.
Tout en nous limitant ici à des phénomènes et des courants dopinion qui émeuvent actuellement le monde orthodoxe russe - dont lÉglise de Géorgie ne fait dailleurs nullement partie - , nous voudrions rechercher quelques éléments de synthèse.
Ceux dentre nous qui se sont rendus en Russie au cours de ces dernières années ont eu de grandes difficultés à comprendre lhostilité au mouvement cuménique qui émerge çà et là dans les conversations avec des partenaires orthodoxes russes.
Évidemment notre propre ignorance peut rendre nos contacts difficiles. Trop souvent, nous ignorons la toile de fond historique qui sous-tend le passé toujours vivant du peuple russe et qui comprend le souvenir dépreuves très dures qui lui ont été infligées à la suite dinvasions occidentales, entreprises sous la bannière de lÉglise catholique romaine et dans le but de conquêtes politiques. Il suffit de se rappeler linvasion des Chevaliers teutoniques au moyen âge et la douloureuse occupation de la Russie par la Pologne, au XVIIe siècle, en vue de " convertir " les Russes au catholicisme.
Mais il ne sagit là encore que de préliminaires.
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Lorsquen juillet 1996 nous avons, pour la première fois, eu loccasion de rendre visite à lAcadémie théologique de Saint-Pétersbourg et dy rencontrer un jeune théologien, le dialogue fut pour nous surprenant. Notre interlocuteur appartenait à une génération dont de nombreux représentants rejettent tout ce qui se rapporte au mouvement cuménique et au dialogue théologique entre Églises-surs.
À ses yeux, les partisans du dialogue cuménique, qui dans lÉglise orthodoxe russe avaient uvré pour une meilleure compréhension des autres traditions confessionnelles, appartenaient à une génération ancienne actuellement dépassée et ayant perdu toute autorité. De grands auteurs de la théologie catholique avaient été étudiés en Russie avec zèle, mais " finalement sans profit réel ". Aujourd'hui, ils avaient disparu de lenseignement de lAcadémie. Et lorsque nous fîmes référence à la très riche " école théologique " de Paris - la Faculté Saint-Serge -, dont luvre a rayonné depuis une soixantaine dannées en Europe et aux États-Unis, notre interlocuteur paraissait refuser lapport de cette réflexion orthodoxe russe comme pensée trop proche de lOccident que pour répondre aux besoins actuels de lÉglise russe.
Cette conversation nest pas nécessairement représentative de lopinion de toute une génération, mais elle a contribué à nous faire prendre réellement conscience des questions qui se posent dans des milieux de lOrthodoxie russe aujourd'hui . Comment comprendre les aspects principaux dune situation complexe ?
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Le Père Georgy Zyablitsev a fait récemment le récit de la conversation quil a eue avec Jean-Paul II lorsque celui-ci rendait visite aux pays baltes (voir larticle de G. Zyablitsev dans la revue Concilium, éd. Anglaise, 1996, n° 6, p.101-109).
Interrogé par le Pape sur le phénomène des tendances anticuméniques dans lOrthodoxie russe actuellement, G. Zyablitsev énuméra quelques-uns des principaux facteurs :
Sous le régime communiste les autorités politiques nautorisaient ladmission aux écoles de théologie que des candidats sans formation supérieure afin daboutir à un clergé dun niveau intellectuel insuffisant.
Les manuels anciens, qui provenaient de lépoque pré révolutionnaire et traitaient des relations avec les autres Églises dans un esprit très polémique, ces manuels ont continué à être diffusés et utilisés pendant lépoque du régime soviétique.
Les autorités du régime interdisaient toute activité sociale à lÉglise orthodoxe afin que celle-ci apparaisse comme appartenant uniquement au passé, comme une sorte de " musée ".
Les activités des nouveaux " missionnaires " venus récemment dOccident présentent des aspects de prosélytisme qui suscitent lhostilité contre le protestantisme et le catholicisme, dont la méconnaissance de lorthodoxie comme patrimoine de valeurs est évidente.
Les tendances actuelles conservatrices et " protectionnistes " parmi les fidèles résultent aussi du souvenir que lon a gardé des années 1920, lorsque le régime communiste a fait des tentatives de détruire la religion en favorisant un schisme des innovateurs au sein de lÉglise traditionnelle. De ce fait, laccusation de " néo-rénovation (obnovlenchestvo) est invoquée aujourd'hui pour disqualifier ceux qui, au sein de lÉglise orthodoxe, prônent soit lcuménisme, soit une ouverture de la théologie à la modernité, soit une certaine adaptation de la célébration liturgique ou une prise de conscience des urgences sociales.
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Cette conversation du P. Zyablitsev avec le Pape Jean-Paul II eut lieu en 1993. Un an plus tard, plusieurs concertations ont permis de voir plus clair.
Un moment important fut certainement lassemblée du Concile des évêques de lÉglise orthodoxe russe à Moscou du 29 novembre au 2 décembre 1994. Cette assemblée plénière, qui rassembla 128 évêques au monastère Danilov, avait pour thème général " La mission dans le monde contemporain ".
Une lettre ouverte publiée par les moines du fameux monastère de Valaam et adressée publiquement à Alexis II, Patriarche de Moscou, avait en septembre 1994 dénoncé la blessure profonde infligée aux fidèles par la participation dévêques au " scandaleux mouvement cuménique, porteur dhérésies ". Selon les auteurs de cette lettre, " le but de Satan était de détruire lÉglise du Christ à travers le mouvement cuménique ".
La Commission théologique du Saint Synode, institué en vue du Concile, a été alors le lieu dune discussion très vive concernant la participation de lÉglise orthodoxe russe à des organisations cuméniques. On pouvait y distinguer trois tendances principales. À une extrémité de léventail des opinions, un groupe demandait de rompre avec la Conférence européenne des Églises (KEK) et avec le Conseil de Genève. Parmi les arguments invoqués par les adversaires de lcuménisme, on accusait celui-ci : de " déraciner " les dogmes.
Lautre tendance, qui elle était favorable à la participation de lÉglise orthodoxe au rapprochement cuménique, faisait valoir quune rupture avec ce mouvement ne pourrait avoir comme résultat quun éloignement des autres Églises orthodoxes qui, dès lorigine, avaient contribué activement à la fondation des organisations cuméniques.
Enfin, les partisans dune attitude de compromis prônaient un éloignement de lcuménisme mais le maintien des contacts fraternels, surtout dans le domaine des activités sociales.
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Au cours du Concile des évêques russes (fin novembre 1994), le Métropolite Philarète de Minsk sest heureusement fait le porte-parole des Orthodoxes qui continuent à soutenir le mouvement cuménique. Le discours de Philarète fit impression et son exposé fut à la base des résolutions finales de lassemblée, qui rejetèrent lextrême anticuménisme de certains milieux.
Le Métropolite de Minsk a dabord pris soin de souligner que, si lÉglise orthodoxe russe en 1961 sollicita son adhésion au Conseil cuménique des Églises, cétait à cause de la nouvelle persécution religieuse, déclenchée sous le gouvernement de Krouchev.
Lobtention de cette adhésion au Conseil de Genève a eu par la suite des conséquences fructueuses :
elle a permis à lÉglise russe de témoigner de sa foi dans la résolution sur lunité au cours de lassemblée générale du COE à New Delhi (1961);
la " Déclaration de Toronto " en 1950 (1), permettait de garantir linviolabilité de la confession de foi orthodoxe pour entrer en dialogue sans devoir faire la moindre concession doctrinale.
Philarète rappela aussi laccord théologique sur le baptême, leucharistie et le ministère (appelé communément BEM), accord multilatéral signé à Lima en 1982, et qui ouvrait la porte à des points de vues orthodoxes dans un texte accepté par les représentants des autres Églises.
Enfin, lorateur fit aussi valoir les résultats très positifs obtenus par les délégués orthodoxes à la Conférence mondiale du mouvement " Foi et Constitution ", tenue à Saint-Jacques-de-Compostelle en 1993.
Ces " avancées " doctrinales obtenues par la collaboration de lOrthodoxie au mouvement cuménique nempêchèrent pas le Métropolite Philarète de critiquer les aspects négatifs, à ses yeux, dans les développements récents du Conseil cuménique lui-même.
Le poids de ces aspects négatifs permettait en quelque sorte de donner une image équilibrée de lattitude officielle de lÉglise orthodoxe russe à légard du Conseil pluriconfessionnel de Genève.
Parmi ces aspects négatifs, Philarète critiquait un certain " féminisme ", la tendance au " syncrétisme " et louverture " illusoire " à lintercommunion, qui, à ses yeux, hypothéquaient le mouvement cuménique (2 )
En outre, le Métropolite de Minsk a saisi loccasion de dénoncer, lui aussi, les abus commis par les " missionnaires " venus récemment des Églises occidentales et marqués par le prosélytisme (condamné dailleurs par le Conseil de Genève).
Lorateur sest dit convaincu que le prosélytisme venu dOccident, notamment de milieux catholiques, contribuait à compromettre lidée même dun témoignage commun et le concept d " Églises-surs ". Dans ce contexte, l " agressivité " des Églises uniates fut également regrettée.
Quant à la question de la " prière cuménique " - qui est dénoncée en termes violents par les milieux anticuméniques, notamment comme une uvre de Satan !- le Métropolite de Minsk fit remarquer quaucune des prières utilisées à des réunions cuméniques ne contient le moindre texte non orthodoxe. Enfin, Philarète fit valoir largument quaucun Concile de lOrthodoxie navait encore déclaré que Catholiques et Protestants étaient hérétiques.
En bref, lexposé nuancé de Philarète avança des arguments précis afin de démontrer dabord que la participation orthodoxe russe aux organisations cuméniques avait reposé sur des motifs utiles à lÉglise et ensuite que si certaines tendances du mouvement cuménique étaient négatives, elles méritaient de faire lobjet de critiques sévères.
Notons enfin que le Patriarche Alexis II de Moscou, malgré la position difficile quil occupe à la tête de lÉglise " de toutes les Russies ", ne manqua pas, au même Concile de 1994, de faire un appel à la poursuite de la participation orthodoxe au mouvement cuménique. Celle-ci permet dapporter un témoignage pan-orthodoxe à la civilisation occidentale se trouvant elle-même en état de crise.
Sans cette participation, ce témoignage serait perdu. Pour ces mêmes motifs, lÉglise orthodoxe russe tenait à maintenir aussi des relations bilatérales avec lÉglise catholique de Rome.
Jan GROOTAERS
13.VI.1997